Chronique d’un échec réformiste :
La gauche au pouvoir en France, 1981-86


Lors de sa rénovation en 1971 à son congrès d’Epinay le PS adoptait une déclaration de principes dans laquelle il proclamait:

“Le socialisme se fixe pour objectif le bien commun et non le profit privé. La socialisation progressive des moyens d’investissement, de production et d’échange en constitue la base indispensable.”

Plus tard dans cette déclaration, le PS invitait les travailleurs

“à prendre conscience de ce qu’ils sont la majorité et qu’ils peuvent donc, démocratiquement, supprimer l’exploitation – et par là même les classes – en restituant à la société les moyens de production et d’échange dont la détention reste, en dernière analyse, le fondement essentiel du pouvoir.”

En d’autres termes, le PS déclarait avoir comme but de voir s’établir une société où les moyens de production (usines, etc.) et d’échange (banques et autres institutions financières) seraient tous nationalisés. Il nomme cette société “socialiste” mais en réalité il s’agirait toujours d’une forme du capitalisme, une espèce de capitalisme d’Etat, puisque le vrai socialisme étant une société sans argent, implique, non pas la “socialisation”, mais l’abolition des moyens d’échange.

Dans sa déclaration le PS se disait “un Partu révolutionnaire” et affirmait que:

“La transformation socialiste ne peut être le produit naturel et la somme de réformes corrigeant les effets du capitalisme. Il ne s’agit pas d’aménager un système, mais de lui en substituer un autre.”

On peut douter que François Mitterrand, qui devenait le premier secrétaire du parti rénové, croyait un mot de tout ceci. De toute façon, ce n’était pas pour établir une telle société capitaliste d’Etat que, dix ans plus tard, il cherchait un mandat lors des élections présidentielles de 1981. Loin de cela, c’est précisément avec un programme de réformes visant à corriger les effets du capitalisme qu’il disputait – et gagnait – ces élections. Ainsi Pierre Mauroy (qui allait devenir son premier ministre), après avoir posé la question, “où Valéry Giscard d’Estaing a-t-il vu que François Mitterrand voulait installer le collectivisme ?” déclarait qu’il “ne s’agit pas de changer de société mais de politique” (Le Matin, 2/5/81). Et un supplément spécial à L’Unité, journal du PS, distribué dans les rues et intitulé “La Victoire” était tout aussi explicite: “il s’agit de changer la société – et non pas de société”.

Elu pour aménager le système

Que Mitterrand n’eût pas été élu pour établir la société capitaliste d’Etat que le PS avait adoptée comme son objectif à long terme en 1971 fut confirmé par Jean-Pierre Chèvenement (alors ministre de la recherche et de la technologie) quand il déclara à la radio en juin 1982 que “François Mitterrand n’a pas été élu pour réaliser le socialisme” et par Laurent Fabius dans une entrevue à l’occasion du 4ème anniversaire de l’élection de Mitterrand: “Le vote de mai 1981 ne m’a jamais semblé une conversion de la France au socialisme” (Paris Match, 10/5/85).

Si, donc, Mitterrand n’était pas élu pour réaliser une société “collectiviste”, capitaliste d’Etat, pour faire quoi était-il élu ? Tout simplement, comme Mauroy le disait, pour changer la politique poursuivie par le gouvernement dans le cadre de la société actuelle. Autrement dit, Mitterrand était élu pour exercer le pouvoir au sein de la société telle qu’elle existe en France, à savoir une société capitaliste caractérisée par un mélange d’entreprises privées et d’Etat. Jacques Delors (qui était le premier ministre de l’économie de Mitterrand) le reconnaissait ouvertement en déclarant dans une entrevue avec The Times de Londres en juin 1981:

“Nous vivons dans une économie mixte. Ne soyons pas hypocrites en disant voilà le bouc émissaire. Simplement, elle fonctionne mal. Essayons de la faire fonctionner bien (24/6/81).

Mitterrand lui-même confirmait en 1984, lors du 3ème anniversaire de son élection, qu’il avait été élu pour gérer l’économie mixte en essayant de la faire fonctionner bien:

“Nous avons mis en place une société d’économie mixte où cohabitent par définition, secteur privé et secteur public. Notre projet de société est celui-là même qu’au nom des socialistes j’ai proposé au Français en 1981 ( . . . ) La société d’économie mixte dont je parle, c’est la société française telle qu’elle se dessine dans et par la cohabitation de deux secteurs puissants, indépendants l’un de l’autre, complémentaires (Libération, 24/5/84).

Position avalisée par le PS quelques semaines plus tard par la bouche de son numéro 2, Jean Poperen :

“Si l’on entend par social démocratie qu’on récuse la théorie du grand soir, que l’on pense que le changement d’une société aussi complexe que la nôtre se fait par étapes, que cela implique pendant une longue période un système d’économie mixte, alors en effet nous sommes social-démocrates” (Libération, 24/5/84).

Mais une économie mixte implique la persistance d’un secteur privé capitaliste et donc d’une classe de détenteurs privés des moyens de production. Accepter l’économie mixte, c’est donc abandonner toute idée de – comme le PS l’exprimait dans sa déclaration de 1971 “supprimer l’exploitation – et par là même les classes – en restituant à la société les moyens de production et d’échange dont la détention reste, en dernière analyse, le fondement essentiel du pouvoir”. Il est revenu à Michel Rocard (après sa démission comme ministre de l’agriculture en 1985) d’exprimer ouvertement ce que les autres dirigeants du PS pensaient mais n’osaient pas dire:

“Le projet final du socialisme reste encore pour trop de socialistes une vision limitée à lutte des classes. Il s’agit de détruire la bourgeoisie, c’est-à-dire la classe qui détient le capital. L’idée d’un compromis passé avec les détenteurs de capitaux reste considérée comme une trahison de classe ( . . .) On doit être explicite sur le fait que la réalité de la pratique social-démocrate, c’est la capacité à passer des compromis. On ne cherche pas à détruire la bourgeoisie dans une société pluraliste et à suffrage universel” (Libération, 22/5/85).

Nous pouvons donc conclure d’après les déclarations des dirigeants du PS eux-mêmes que Mitterrand a été élu pour

- changer de politique, pas de société (Mauroy).

- faire fonctionner bien l’économie mixte (Delors).

- passer des compromis avec les détenteurs de capitaux (Rocard).

Les lois économiques du capitalisme

Autrement dit, Mitterrand était élu pour gérer le système capitaliste en l’aménageant afin d’en corriger les effets néfastes pour les travailleurs. Malheureusement, ce programme réformiste classique n’a jamais réussi et, à vrai dire, ne peut jamais réussir. Tout simplement, le système capitaliste ne peut être aménagé pour qu’il fonctionne dans l’intérêt des travailleurs. Fondé sur leur exploitation, il ne peut que fonctionner contre leur intérêt. En effet, le système capitaliste fonctionne selon des lois économiques qui sont hors du contrôle des gouvernements, indépendamment de la résolution ou des bonnes intentions de ceux-ci.

Bien entendu les gouvernements ne sont pas totalement impuissants. Il y a des choses qu’ils peuvent faire. Ils contrôlent les forces armées et les autres moyens de coercition. Dans le domaine économique ils contrôlent l’émission de la monnaie. Mais ils ne contrôlent pas et ils ne peuvent contrôler l’économie – certes, ils peuvent faire voter des lois et élaborer des plans sur des affaires économques mais cela ne veut pas dire que ces lois et ces plans puissent être appliqués comme prévu ni, s’ils le sont, qu’ils auront les résultats escomptés. Le capitalisme, comme nous l’avons dit, c’est un système économique régi par ses propres lois économiques, lois que les gouvernements ignorent à leur risque. On peut résumer ces lois comme suit :

- l’économie capitaliste est une économie mondiale intégrée ; il n’y a pas d’“économie française”, ni d’“économie allemande”, ni même d’“économie américaine”. Seule existe l’économie mondiale qui domine dans tous les pays du monde ;

- l’activité gouvernementale n’étant pas productrice de richesses, toutes les ressources consommées par les gouvernements (qu’elles soient pour la “défense” ou pour des réformes sociales) viennent forcément du surplus au-delà des coûts dégagé dans le secteur productif, privé ou d’Etat, de l’économie ;

- le secteur privé est mû par la recherche des profits puisque les profits sont la source principale de la finance dont ses entreprises ont besoin pour continuer à exercer une activité productive ; à vrai dire, en fin de compte réaliser un profit monétaire, c’est la seule raison qu’a le secteur privé de produire.

Mitterrand et le gouvernement qu’il a nommé en 1981 croyaient que, malgré ces contraintes, ils pouvaient néanmoins amener la croissance de l’activité productrice en France et par là réduire le chômage. C’est probablement à cause de sa promise de réduire le chômage que Mitterrand a gagné assez de voix pour battre Giscard en 1981. En tout cas, pendant la campagne électorale Mitterrand ne cessait de souligner l’échec de Giscard dans ce domaine. Il déclarait, par exemple, dans un débat télévisé avec Giscard le 5 mai :

“Chômeurs : un million sept cent mille. On nous en promet, ce sont les experts, deux millions cinq cent mille si votre politique continue pour les années prochaines d’ici à 1985. C’est une association d’économistes qui disaient que nous aurions cinq cent mille chômeurs de plus dans les années prochaines et vous savez très bien que c’est également l’opinion du grand patronat français si j’en juge par les dernières déclarations du CNPF. Si cette politique continue, nous aurons au moins deux millions cinq cent mille chômeurs. Vous n’avez pas agi contre cela. Vous l’avez accepté. C’est même la plaie de votre expérience, de votre septennat. Non seulement vous avez considéré au fond que le salaire et le salarié c’était l’ennemi, que l’on pouvait lutter contre l’inflation à condition de tenir le salaire, et vous n’y êtes pas parvenu” (Le Monde, 7/6/81).

De toute façon Mitterrand gagnait et effectivement il abandonnait la politique du gouvernement sortant. Il laissait tomber l’austérité en faveur d’“une relance de l’activité économique par l’augmentation du pouvoir d’achat des plus défavorisés et donc par la relance des biens de consommation”, comme un tract PS pour les élections cantonales de mars 1982 l’a exprimé (Le Chardon, mars 1982). Dès juin 1981 le SMIC, les pensions, les allocations familiales et de loyer étaient augmentés ainsi que le budget d’Etat et 200,000 nouveaux postes de fonctionnaires créés. “Nous souhaitons anticiper, mais de façon raisonnable, sur la reprise de l’économie à l’échelle mondiale”, déclarait le nouveau ministre de l’économie et des finances, Delors (Le Nouvel Observateur, 1/6/81). Pourtant il n’y avait aucune raison objective de s’attendre à une reprise de l’économie mondiale en 1982. Cette politique de relance était donc basée sur un simple acte de foi de la part de Delors et des autres membres du gouvernement Mitterrand.

Interviewé en août 1981, Delors déclarait en réponse à une question sur le chômage : “Nous ne ferons pas de miracle sur une période de deux ans : mais au moins, nous inverserons le cours des choses (VSD, 6/8/81). En d’autres termes, il promettait que le chômage commercerait à diminuer au cours de l’année 1983. Dans son “plan anti-chômage” dévoilé en septembre, le nouveau gouvernement proposait un taux de croissance d’“au moins 3 % en 1982”.

En octobre – le mois où le nombre de chômeurs passait le cap de deux millions – Michel Rocard, ministre du Plan, présentait un projet de plan intermédiaire pour les années 1982 et 1983. Ce plan préconisait également une croissance “durable et rapide” de 3,3 % l’an et disait que le taux de chômage devait atteindre son maximum courant 1982 puis commencer à régresser en 1983 (Le Républicain Lorrain, 15/10/82).

Le salaire, c’est l’ennemi

Mais, à ce stade, le nouveau gouvernement se heurtait déjà à la dure réalité économique du contexte international. Car il a financé l’augmentation des prestations sociales ainsi que de ses propres dépenses en ayant recours à la planche à billets, nourrissant ainsi l’inflation. Par conséquent, le niveau de prix interne en France devenait plus élevé que celui d’autres pays et en particulier de celui de ses rivaux commerciaux. Exporter devenait plus difficile et importer plus facile, entraînant une crise de la balance de paiements. Ce qui ne laissait aucun choix au gouvernement que de dévaluer le franc afin d’aligner le niveau de prix français avec celui de ses principaux rivaux. D’où la première dévaluation du franc d’octobre 1981.

Tout de suite après cette dévaluation, Delors commençait à parler de la nécessité d’“une nouvelle politique salariale” qui comporterait l’accord des syndicats pour que les salaires n’augmentent pas plus rapidement que le taux d’inflation projeté. C’était là la fin de “l’état de grâce” du nouveau gouvernement et le début du retour à la politique giscardienne, dénouncée par Mitterrand, qui considérait “que le salaire et le salarié, c’était l’ennemi, que l’on pouvait lutter contre l’inflation à condition de tenir le salaire”. Et en effet à partir de ce moment les ministres commençaient à parler de modérer, plutôt que d’augmenter la consommation populaire. Ainsi en janvier 1982 Mauroy émettait une mise en garde contre “le dérapage des salaires”, déclarant : “Si la course entre les prix et les salaires continue, ce ne sera pas la peine de lutter pour l’emploi” (Le Matin, 12/1/82).

Fin mars Delors était obligé d’admettre que la reprise “se diffuse plus lentement que prévu” (Le Républicain Lorrain, 27/3/82), tandis qu’en mai Mauroy annonçait que “l’objectif de croissance devra être révisé en baisse” de 3 % à environ 2,5 %. Mauroy poursuivait en menaçant :

“L’accroissement de l’écart entre notre taux d’inflation et celui de nos partenaires étrangers exige que notre politique franchisse un nouveau palier. Elle doit, en particulier, modérer davantage l’évolution des revenus et des salaires. Les hausses nominales excessives de revenus et de salaires entretiennent l’inflation et privent notre économie des moyens de créer des emplois. Le gouvernement est décidé à agir et nous aurons prochainement l’occasion d’en reparler” (Le Républicain Lorrain, 22/5/82).

Une semaine plus tard, Rocard, ministre du Plan, déclarait que la France “vit avec un taux de garantie sociale au-dessus de ses moyens” et “ne peut plus supporter les dépenses de santé sans limites, quelle que soit la nature de ses dépenses” (Le Républicain Lorrain, 29/5/82). Effort, rigueur, patience, réalisme devenaient les mots-clefs des discours ministériels. Manifestement on préparait le terrain pour un “changement de politique”, pour l’abandon, après moins d’une année, de la politique de la “relance de l’activité économique par l’augmentation du pouvoir d’achat des plus défavorisés et donc par la relance des biens de consommation” et pour un retour à la politique d’austérité poursuivie par Giscard et Barre avant mai 1981.

Le point culminant est venu le week-end du 12/13 juin 1982 quand les pressions de l’économie internationale contraignirent le gouvernement à dévaluer le franc pour la deuxième fois. Suite à une réunion d’urgence du Conseil des ministres tenue le dimanche, Mauroy annonçait que la dévaluation serait accompagnée d’un blocage de 4 mois des salaires et des prix, offrant la faible explication que “la reprise internationale n’est pas au rendez-vous”. Plus tard, le gouvernement annonçait son intention d’éliminer les déficits des régimes de chômage et de sécurité sociale, à réaliser soit par une augmentation des cotisations, soit par une réduction des prestations, soit les deux (c’est ce qui s’est pas en l’occurrence).

Virage à 180 degrés

Puisque ce virage à 180º – le retour à l’austérité – représentait l’échec sans appel de la politique du PS, sur laquelle Mitterrand avait été élu, et qui consistait à tenter d’aménager le système capitaliste pour qu’il fonctionne dans l’intérêt des travailleurs, il importe de comprendre la raison de cet échec. Quand Giscard était au pouvoir, le PS avait prétendu que le gouvernement poursuivait une politique d’austérité de sa propre volonté, que dans un sens la stagnation économique et le chômage en France résultaient d’une décision politique délibérée de la part du gouvernement ; d’où la conclusion tirée par qu’un simple changement de politique” – de l’austérité à la relance – suffirait pour faire revenir la croissance économique et réduire le chômage. Puisque la stagnation et le chômage étaient en réalité un reflet de la stagnation de l’économie capitaliste mondiale dont l’économie française est une partie intégrante, une telle analyse était tout à fait erronée et toute tentative de l’appliquer était vouée à l’échec. Giscard et Barre avaient poursuivi une politique d’austérité parce que dans les circonstances de la dépression de l’économie capitaliste mondiale “il n’y a qu’une seule politique possible”, comme Mitterrand allait le déclarer en septembre 1983 à propos de sa propre politique d’austérité (TF1, 15/9/83).

Tout gouvernement – qu’il soit de gauche, de droite ou du centre – est obligé de poursuivre une politique d’austérité pour la classe travailleuse dans une dépression, puisque la logique du système capitaliste qu’il gère exige qu’il donne la priorité à ce que les entreprises capitalistes fassent des profits. Le système capitaliste est un système de profit dans lequel le moteur économique est la recherche des profits. S’ils ne veulent pas enrayer le mécanisme économique du capitalisme, les gouvernements doivent accepter et même appliquer cette logique. Dans des périodes de “prospérité” ceci implique qu’ils s’abstiennent de faire quoique ce soit qui pourrait miner la profitabilité. Par temps de dépression il implique qu’ils fassent tout ce qu’ils peuvent pour tenter de ramener la profitabilité. En d’autres termes, ils doivent réduire et restreindre et leurs propres dépenses (qui viennent en fin de compte des impôts et des autres prélèvements sur les profits) et les salaires des travailleurs (qui sont une charge directe pour les entreprises). Par sa nature même de système de profit basé sur l’exploitation des travailleurs, le système capitaliste ne peut que fonctionner de cette façon et, malgré les rêves des réformistes, on ne peut l’aménager de sorte qu’il fonctionne dans l’intérêt des salariés.

Voilà la leçon de l’échec de la tentative de gouvernement Mitterrand de relancer l’économie française en augmentant la consommation populaire en ayant recours à la planche à billets.

Les aides aux profits

Mitterrand et ses ministres apprirent très vite cette leçon. Dans sa déclaration du 13 juin 1982 sur la dévaluation, Mauroy avait dit: “Nous poursuivions notre effort de relance en relayant l’action menée l’an dernier en faveur de la consommation par une aide aux investissements”. Autrement dit, le gouvernement espérait toujours pouvoir stimuler une “reprise” mais cette fois en aidant l’investissement plutôt que la consommation – en aidant les entreprises à augmenter leurs profits pour qu’elles aient plus de capital à investir.

En août Delors annonçait un plan visant à “améliorer l’environnement financier de l’entreprise”, plan qui comportait des incitations à l’épargne productive, forcément aux dépens de la consommation populaire, comme Delors l’avoua explicitement devant une réunion d’employeurs en octobre. Constatant que “les revenus bruts d’exploitation [c’est-à-dire les profits bruts de l’entreprise] depuis trois ans sont tombés à des niveaux tels que les entreprises n’ont plus de marges minimales d’autofinancement qui leur permettent d’assurer un financement équilibré de leurs investissements”, il poursuivait:

“Il faut un redressement de revenu brut d’exploitation des entreprises pour redonner du dynamisme à notre économie et, sans un minimum de transferts de la richesse nationale vers ces revenus bruts, les conditions minimales de l’investissement ne seront pas réunies” (Le Républicain Lorrain, 27/10/82).

Delors disait donc qu’une partie de “la richesse nationale” consommée jusqu’alors par les travailleurs sous forme de salaires et de prestations sociales devait être transférée aux entreprises sous forme de profits accrus. Et en effet à partir de juin 1982 le but principal de la politique du gouvernement fut de réaliser ce transfert.

Premièrement, le gouvernement décidait de casser l’indexation des salaires. Il donnait l’exemple en cette matière au secteur privé dans le traitement de ses propres employés (appliqué par le ministre de la fonction publique, Anicet Le Pors du PCF – car les ministres PC n’avaient pas démissionné malgré le virage à 180º effectué par le gouvernement). Il invoquait même une vieille ordonnance de 1959 pour exiger la renégociation d’un accord conclu entre les employeurs et les syndicats dans l’industrie sucrière puisqu’il prévoyait une indexation automatique des salaires (Le Matin, 13/10/82).

Deuxièmement, le gouvernement décidait de réduire ce que Rocard avait appelé “le taux de garantie sociale”, c’est-à-dire de réduire les dépenses sur les allocations de chômage et sur la sécurité sociale. En juillet le nouveau ministre de la sécurité sociale, Pierre Bérégovoy – qui avait remplacé le 29 juin l’infortunée Nicole Questiaux qui avait une fois déclaré “je suis le ministre de la réforme, pas le ministre de la comptabilité” ; d’où la réplique de Bérégovoy le jour même de sa nomination : “Moi, je sais compter” – annonçait un plan d’économie de 10 milliards pour le régime de sécurité sociale. En novembre le gouvernement adoptait un décret qui rendait plus difficile l’obtention des allocations de chômage et réduisait certaines prestations des chômeurs.

S’enfoncer dans la crise

Entretemps, Mauroy et les autres ministres adoptaient une attitude plus réaliste envers la crise capitaliste mondiale. “Il ne faut pas rêver”, déclarait Rocard, “la crise mondiale que nous traversons va s’aggraver” (Le Républicain Lorrain, 18/10/82). Le document d’orientation du IXe plan (1984-1988) était basé sur la prémisse qu’il n’y aurait pas de véritable reprise économique avant les dix dernières années du siècle et que le chômage continuerait à augmenter fortement (Le Matin, 6/10/82). Même Mauroy, qui s’amusait à proférer des inanités du genre “un jour viendra où la reprise sera là” (Europe Nº 1, 5/9/82), a dû finalement déclarer en octobre :

“Au point où nous en sommes, le chef du gouvernement ne peut faire aucun pronostic en ce qui concerne le calendrier de sortie de la crise. Il ne peut donc y avoir de calendrier de la rigueur. Nous avons le devoir de nous préparer à supporter une crise qui durera longtemps et qui aura des conséquences pour tout le monde (Le Matin, 12/10/82).

Toutefois il était toujours assez imprudent pour déclarer que son gouvernement combattrait pour empêcher le nombre de chômeurs de dépasser 2 millions (la fameuse crête de 2 millions) et que même si le progrès vers la semaine de 35 heures en 1985 était suspendu pour 1983, en toute probabilité il serait repris en 1984.

La déclaration la plus franche de l’impuissance des gouvernements face aux forces économiques vint de Delors en décembre quand il constata que “ce n’est pas nous qui sommes les maîtres du monde. Ce monde, il va comme il est, il est en proie à des forces que personne ne maîtrise” (Le Monde, 21/12/82). Une confirmation fut donnée trois mois plus tard quand, en mars 1983, le gouvernement était contraint par les forces économiques externes d’effectuer une troisième dévaluation et d’adopter un second plan d’austérité. Cette fois un emprunt obligatoire était imposé, les tarifs publics augmentés et un forfait hospitalier introduit. En même temps le gouvernement s’efforçait de faire des économies draconiennes dans ses propres dépenses administratives et il ordonnait aux industries nationalisées d’éliminer leurs pertes même au prix de licenciements.

Mauroy continuait à se plaindre pathétiquement que la reprise n’était pas au rendez-vous (oubliant qu’il faut être deux pour fixer un rendez-vous et qu’il n’y a jamais eu de raison valable de supposer que la crise internationale se terminerait en 1983 simplement parce que le gouvernement français le voulait). “Nous tablions”, disait-il, “sur une croissance économique de 3 %, mais la reprise n’est pas venue” (L’Express, 3/4/83). En l’occurrence la croissance en 1982 n’était que de 2 %, une confirmation éclatante de l’incapacité des gouvernements à planifier l’expansion de la production sous le capitalisme. C’était peut-être ce que Lionel Jospin, alors premier secrétaire du PS, voulait dire quand il regrettait devant une université d’été de son parti en août 1983 que celui-ci eût, au lendemain de son arrivé au pouvoir, “traversé une phase d’illusions lyriques” mais que maintenant “nous avons une vision détrompée des choses, une vision plus lucide”, ajoutant “la réalité s’est chargée de nous rappeler nettement, durement, que les lois de l’économie existent” (Le Monde, 27/8/83).

Ce nouveau réalisme économique comportait la compréhension que, dans un système orienté vers les profits tel que le capitalisme l’est, il faut permettre que les profits se fassent. Comme d’habitude, c’est Rocard qui fut le premier à le dire. Déjà en juillet 1982 il avait déclaré : “Je n’ai jamais reproché aux patrons de faire trop de profits, mais plus fréquemment de ne pas en faire assez” (Le Monde, 14/7/82). Il fut suivi par Laurent Fabius, alors simple ministre de l’industrie :

“Les notions de risque, de rentabilité, de compétitivité n’ont rien de honteux bien au contraire” (Le Monde, 13/4/83).

“Les socialistes sont restés trop longtemps sclérosés. Ils ont continué à percevoir le monde industriel moderne comme celui du XIXe siècle. Or le patronat a changé : l’entrepreneur n’est plus un patron assoiffé de profit. C’est un explorateur pour qui le profit devient un moyen plutôt qu’une fin” (Libération, 19/3/84).

Et puis Mitterrand lui-même :

“Je ne suis aucunement l’ennemi du profit, dès lors que le profit est justement réparti. Là-dessus, il ne peut y avoir de doute. Oui, on peut faire fortune” (TF1, 15/9/83).

“Quoi, les termes modernisation, entreprise, innovation et la suite seraient de droite ? Mais c’est un postulat absurde !” (Libération, 10/5/84).

Maintenant le gouvernement avait décidé de donner une priorité absolue à la restauration de la profitabilité des entreprises même sur la réduction du chômage, une situation bien résumée par un titre du Monde du 18 avril 1984 : “Le gouvernement privilège l’assainissement des entreprises au détriment de l’emploi”. Alors qu’au début le gouvernement avait promis que le chômage commencerait à tomber en 1983, celui-ci continuait à augmenter – et les ministres prédisaient qu’il allait en augmentant. Ainsi Jack Ralite, ministre du travail (du PCF, car ce parti est resté au gouvernement même après l’adoption du 2e plan d’austérité en mars 1983, se retirant seulement en juillet 1984 quand Fabius était nommé premier ministre), parlait de l’existence de 2,6 millions de chômeurs à la fin de 1984 (Libération, 23/3/84). Mauroy, comme d’habitude plus optimiste, parlait de 2,45 millions. En l’occurrence il y en avait 2,52 millions. Il est à noter que la barre de 2,5 millions (qui était également celle de 10 %) dont Mitterrand avait dit en 1981 qu’elle serait atteinte en 1985 si la politique de Giscard continuait, était atteinte en octobre 1984 – trois mois à l’avance – . . . et sous Mitterrand.

Les ânes ne boivent pas

La politique adoptée en juin 1982 qui consistait à donner la priorité aux profits et à l’investissement aux dépens des salaires, des prestations sociales et de la consommation populaire en général eut un grand succès en ce sens qu’elle transférait effectivement des richesses aux entreprises, leur permettant ainsi de reconstituer leurs réserves. Comme Delors jubilait en avril 1984 dans une de ses dernières entrevues avant de partir pour Bruxelles comme Président de la Commission européenne :

“En deux ans de ‘politique financière’, parce qu’il fallait commencer par là, nous avons transféré aux entreprises l’équivalent de 1 % du PIB” (Libération, 13/4/*$).

Tous les indicateurs de la situation financière des entreprises se sont améliorés : “l’excédent brut d’exploitation”, “le taux de marge”, “le taux d’autofinancement”, tous ont augmenté en 1983 et encore en 1984. Mais aux dépens de qui ? Aux dépens des ménages et des salariés. Ainsi en 1983, selon “les comptes de la nation” préparés par l’INSEE, le revenu disponible brut des ménages a diminué de 0,3 % ; en 1984, la diminution était de 0,7. De même, la part des salaires dans la valeur ajoutée (ajoutée, bien entendu, par le travail non-payé des salariés) a également diminuée. La politique du gouvernement qui consistait à prendre aux gens ordinaires pour donner aux riches était très réussie, même si contraire à ce que Mitterrand et le PS avaient dit en 1981 qu’ils feraient s’ils venaient au pouvoir.

Mais il ne faut pas oublier qu’augmenter les profits des entreprises n’était pas une fin en soi pour eux : tout comme l’augmentation du pouvoir d’achat populaire en 1981, ceci était censé entraîner “la reprise”. Mais ne l’a pas fait. Les entreprises ont bien reconstitué leurs réserves mais elles n’ont pas augmenté leurs investissements pour autant. Au contraire. Les “comptes de la nation” montraient que “la formation brute de capital fixe” a diminué de 1,1 % en 1982, de 4 % en 1983 et de 1,2 % en 1984.

En d’autres termes, le gouvernement s’est heurté à exactement le même problème qu’avait rencontré le gouvernement Barre en 1979. Lui aussi avait poursuivi la même politique envers les entreprises, mais :

“C’est une des désillusions du premier ministre : l’amélioration de la trésorerie et des profits des entreprises n’a pas provoqué le boom des investissements attendus ( . . . ) Les patrons répugnent de plus en plus à prendre des risques. ‘Donnez-nous de l’argent, nous investirons’, disaient-ils. Aujourd’hui, leur trésorerie assainie, ils ajoutent : ‘Donnez-nous des marchés’. On ne fait pas boire un âne qui n’a pas soif. Un chef d’entreprise n’achète pas de machines sans débouchés pour les produits qu’elles fabriquent” (L’Express, 8/9/79).

Pourquoi les entreprises capitalistes, n’investissent-elles pas même si elles ont des fonds pour le faire ? La réponse est assez simple pour quiconque a une compréhension, même élémentaire, du mécanisme économique du capitalisme. Comme disait l’autre, qui va acheter les biens qui résulteraient de l’investissement additionnel ? En plus, en ce moment-là le taux réel d’intérêt était plus élevé que le taux de profit, ce qui voulait dire qu’il était plus intéressant pour les entreprises de prêter leurs réserves que de les investir dans la production.

Lorsque l’économie capitaliste mondiale reprend, les marchés réapparaissent petit à petit, mais il n’y a rien que les gouvernements puissent faire pour hâter ce processus. La seule chose qu’ils puissent faire, c’est aider les entreprises à se préparer pour la reprise quand elle arrivera en les encourageant à “se moderniser”, c’est-à-dire à éliminer de leurs rangs les entreprises les moins performantes - mais dans une dépression cela se passe de toute façon sans intervention gouvernementale. En d’autres termes, la seule chose qu’un gouvernement puisse faire – et la seule chose que le gouvernement PS ait effectivement faite – c’est de travailler avec les lois économiques du système capitaliste. Un triste sort mais inévitable pour un gouvernement qui voulait aménager le système capitaliste dans l’intérêt des travailleurs . . . et une confirmation de plus qu’on ne peut le faire.